par Mathieu Saint-Jean
C’est cette semaine que l’étiquette Columbia aura finalement décidé de faire reparaître (dans un format sonore décent) certaines des plus belles compositions pop jamais enregistrées. On fait bien sûr ici référence au travail du réalisateur américain Phil Spector qui, à partir de la fin des années 50, aura complètement transformé la façon dont on enregistrera la musique en studio pour les décennies à venir. En vente depuis mardi, des compilations des Ronettes, des Crystals, de Darlene Love ainsi que les simples les plus marquants, qui auront porté sa signature sonore entre 1961 et 1966. Retour sur la carrière mouvementé d’un réalisateur qui entendait les choses autrement.
Teddy Bears – To Know Him Is To Love Him (Septembre 1958)
Les débuts d’une longue et prolifique carrière. Première composition et premier numéro un sur les palmarès américains. Contrairement aux pièces qui suivront, il s’agit de la seule pièce sur la laquelle on peut entendre les talents de musicien et de chanteur de Phil Spector en avant-plan. Il avait formé ce groupe avec trois amis du secondaire: Marshall Leib, Harvey Goldstein et Annette Kleinbard. Il s’agira malheureusement du seul succès du groupe qui, se séparera en 1959 à la suite de l’échec commercial de l’album The Teddy Bear Sing! et d’un accident de la route impliquant Annette Kleinbard.
The Ronettes – Be My Baby (Août 1963)
Aux yeux de Brian Wilson des Beach Boys, il s’agit de la plus grande pièce pop jamais composée. Elle lui aurait d’ailleurs inspiré la réalisation de quelques-uns de ses albums les plus importants. De son côté, Spector aura toujours accusé Wilson de n’être qu’un voleur d’idées. Le succès de cette pièce aura permis au groupe de Madame Spector d’ouvrir pour certains spectacles des Beatles et des Rolling Stones. La pièce fut intronisée au Temple de la renommée des Grammy en 1999 et fut ajoutée au registre de la bibliothèque du Congrès américain en 2006. La pièce se prête à merveille au générique du film Mean Streets (Martin Scorsese, 1973).
The Crystals – Then He Kissed Me (Septembre 1963)
Pièce la plus marquante de ce quatuor féminin de New York. On y retrouve tous les éléments qui allaient caractériser son fameux « wall of sound » : un trop-plein d’écho, des instruments à l’unisson et des pistes multipliées en studio, afin de reproduire la puissance et l’intensité projetées par les orchestres symphoniques de l’époque. À souligner, la présence de la pièce dans le long-métrage Goodfellas (Martin Scorsese, 1990) et des reprises notables des Beach Boys et de Bruce Springsteen.
The Righteous Brothers – You’ve Lost That Lovely Feelin’ (Décembre 1964)
Pour une première fois, on pouvait entendre un exemple des harmonies vocales distinctes qui allaient venir fortifier certaines pièces de Let It Be des Beatles (1970). Bien que cette composition ne soit demeurée qu’une seule semaine au sommet des palmarès américains, elle demeure néanmoins la chanson qui a reçu le plus de temps d’antenne sur les ondes des radios américaines au 20e siècle! Refusant de couper dans le temps de sa pièce, Spector aurait obligé sa compagnie de disques à indiquer un faux temps sur le 45 tours de la chanson (3:05 alors qu’elle durait 3:45), afin de se conformer aux standards radiophoniques de l’époque.
Ike & Tina Turner – River Deep-Mountain High (Septembre 1966)
Selon les dires de Spector, il s’agirait de sa plus grande réussite. Conscient du contrôle malsain que Ike pouvait avoir sur sa femme Tina en studio, il aurait préparé un contrat spécial pour l’enregistrement de cette pièce. Bien que le nom des deux artistes se retrouve sur la pochette du 7 », Ike aurait reçu 20 000$ pour laisser travailler Tina seule en studio avec Spector. De plus, ce dernier aurait investi près de 22 000$ supplémentaires dans les services de musiciens de studio (du jamais vu pour l’époque). Malheureusement, la pièce n’aura pas connu le succès souhaité aux États-Unis, se hissant seulement à la 88e position des palmarès. Ce succès attendu, il viendra plutôt du côté de l’Angleterre (#3 des palmarès). À noter aussi, la très belle pochette du simple original qui fut réalisée par le comédien Dennis Hopper.
The Beatles – Across The Universe (Mai 1970)
Choix très personnel ici (s’il en est un). Il est assez difficile de choisir une seule pièce sur ce seul classique du Fab Four qui ne fut pas réalisé par Sir George Martin. Pourquoi Across The Universe? Probablement parce qu’il s’agit d’une composition de John Lennon et parce que c’est lui qui avait véritablement imposé la présence de Spector derrière la console pour leur 12e album (on s’en tient aux dates de parutions ici). Les Beatles n’auront jamais sonné aussi lo-fi et la voix de Lennon n’aura jamais sonné aussi nasillarde que sur cette chanson (à l’exception de I’m Only Sleeping). Si vous n’êtes pas convaincu de l’apport de Spector à l’album, écoutez la version Naked parue en 2003 à la demande de McCartney… Vous constaterez de vous-mêmes, les arrangements de Spector y sont vraiment primordiaux!
George Harrison – Let It Down (Novembre 1970)
Prochain arrêt, le premier effort solo de George Harrison. Écrite durant les Get Back sessions et ignorée lors de l’enregistrement de Let It Be, Let It Down demeure la pièce qui bénéficie le plus du travail de Spector et de son wall of sound. Alors que la majorité des compositions d’Harrison sont sobres et minimalistes (à l’image de son jeu de guitare), cette pièce comporte une section de cuivres qui viendra encore une fois prouver et renforcer le génie qui caractérise le travail du réalisateur.
John Lennon – God (Décembre 1970)
Pièce fondamentale du répertoire de Lennon. Une déclaration d’indépendance. Un désir de se dissocier du personnage qu’il incarnait au sein des Beatles. Un désir de redevenir John Lennon et de se réapproprier sa vie. Le tout sur un fond de piano joué par Billy Preston avec le jeu de batterie de Ringo Starr bien placé en avant-plan (comme ça sera si souvent le cas sur ses albums solos).
Leonard Cohen – Don’t Go Home With Your Hard-On (Novembre 1977)
Possiblement le plus grand risque sonore jamais pris par ce mythique poète montréalais. Jamais ses compositions n’auront été porteuses d’autant d’énergie positive. Le temps d’un album, Cohen aura oublié l’introspection et il aura laissé toute la place aux arrangements funky de Spector. À noter sur cette pièce, les voix de Bob Dylan et du poète Allen Ginsberg qui se joignent à la fête en studio.
The Ramones – Danny Says (Février 1980)
La collaboration la plus surprenante de la carrière de Spector? Certainement pas. Si on prend le temps de bien réécouter les premiers albums des Ramones, on peut déceler un amour certain pour les mélodies pop bonbon qui auront fait le succès du réalisateur américain. Un peu à l’image de Lennon, c’est Joey Ramone qui aurait imposé la présence de Spector en studio aux autres membres du groupe (au grand damne de ces derniers). Malheureusement, il s’agira de la dernière grande réalisation de Spector, dont la carrière sera condamnée à sombrer dans l’oubli et dans les excès de toutes sortes…
Deux incontournables pour en savoir plus sur la carrière de Phil Spector :
Le livre Tearing Down the Wall of Sound: The Rise and Fall of Phil Spector (Mick Brown, 2008)
Le documentaire The Agony and the Ecstasy of Phil Spector (Vikram Jayanti, 2009)