Pour commémorer ses 25 ans de carrière, Dan Bigras, rockeur et activiste au coeur tendre, a fait paraître une compilation de succès appelée Le temps des Seigneurs : 25 ans, 25 chansons. C’est pour présenter ce disque que le chanteur conviait son public au Gesù vendredi soir pour une soirée forte en nostalgie.
Pour moi, Dan Bigras, c’est juste le chanteur préféré de ma grande tante qui habite dans un village tellement reclus des Laurentides que si j’osais le nommer, on m’accuserait de supercherie. Comme je suis né en 1997, la respectable carrière du chanteur était déjà bien entamée à ma naissance. Or, dès l’âge où j’ai développé un balbutiement d’esprit critique, Bigras m’apparaissait comme un artiste un peu dépassé, qu’on ressort deux fois par année, à la Saint-Jean ou dans un party de famille. Pourquoi, alors, je me ramasse à aller voir Dan Bigras un vendredi soir, autrement que pour dépanner une collègue à la dernière minute? Peut-être est-ce le moment pour moi de vivre une expérience cathartique qui changera à jamais ma vision du divertissement populaire.
Dès mes premiers pas au Gesù, je comprends un peu mieux le genre de soirée à laquelle je m’apprête à assister. Une dame d’un professionnalisme sans égal m’aborde pour s’assurer que je suis au bon évènement. Je peux quand même comprendre son hésitation: un vingtenaire de trois cents livres avec un t-shirt usé de Minor Threat qui sent la vieille Philip Morris, ça doit pas vraiment ressembler au public habituel de la place. Une fois à l’intérieur de la salle, une hôtesse m’invite à prendre place, sans toutefois oublier de me mentionner mon retard. Lorsque j’ai voulu prendre une photo, cette même femme m’a gentiment demandé de ranger mon téléphone, qui n’était visiblement pas le bienvenu à cet évènement. J’ai alors compris que la bienséance est de mise pour les concerts de Dan Bigras. Ironique, considérant qu’il a passé plus de 20 ans de vie publique en camisole blanche.
C’est le band qui me frappe de prime abord. Un effectif relativement réduit, habilement disposé sur la grande scène, de manière à parfaitement marier l’intimité et le corporatif. Le groupe est composé d’un bassiste discret, d’une violoniste dont le style est à mi-chemin entre Marie-Denise Pelletier et Warren Ellis, ainsi que d’un batteur qui me cause d’ailleurs plusieurs fous rires lorsque je remarque qu’il joue sur un beau kit de batterie électronique, tout droit sorti du La Source du coin. Sans les trois MacBooks sur la scène, on aurait sans doute pu se sentir plongés dans la culture pop-rock du début des 90’s. Bigras chante même dans un micro casque. Parce que, tsé, la fine pointe pis toute. C’est parfaitement adulte contemporain.
La salle presque comble est envahie de quinquagénaires BCBG qui, par peur de déranger le reste du public, chuchotent la quasi-totalité des paroles de Bigras. Quelle politesse! Quel savoir-vivre! Bigras enchaîne tous ses plus grands succès, et on sent que c’est justement ça que le public est venu entendre. Les Soirs de scotch, Naufrages, et Ange animal font particulièrement réagir. Si le chanteur manie assez bien le piano électrique bon marché, il a beaucoup de difficulté à jouer les notes éparses de guitare slide qu’il a cru bon ajouter aux arrangements de quelques morceaux.
Les interventions et monologues du musicien captent cependant mon attention bien plus que les chansons elles-mêmes. Les nombreux apartés de Dan correspondent d’ailleurs à une fraction très importante du spectacle. Au travers d’innombrables injures, Bigras coche rapidement tous les sujets essentiels au grand public: Gaétan Barrette, les chicanes de couple, Trump et la télé-réalité. Il fait beaucoup réagir la foule avec le calembour «Star épidémie» qui, de mon côté, me laisse de glace. La pondération entre le touchant et l’humoristique est calculée avec rigueur. L’artiste prend la peine de rendre hommage à Gerry Boulet qu’il dépeint comme l’emblème des «racines du rock au Québec». Ouin… Mettons…
Il prend également soin de faire un sketch à teinte homophobe, qui vient confirmer son statut d’«homme de son temps». Ça ne pose cependant pas problème au public, qui s’esclaffe.
Ce qui marque le plus de cette expérience, c’est à quel point le spectacle était d’une normalité écrasante, mais rassurante. Aucune surprise, mais aucun moment inutilement obtus ou raté. C’était l’incarnation même du concept de «l’adulte contemporain». J’ai quitté la salle le sourire aux lèvres, convaincu pour de bon que j’avais vraiment pas hâte d’avoir cinquante-trois ans.