Julien Sagot
Bleu Jane
Simone Records
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Collégien, j’avais une fixation sur quelques petites choses, musicalement parlant. L’une d’entre elles était mon introduction aux pièces microscopiques de hardcore avec la savamment longue (!?) pièce de 15 secondes des New-Yorkais Madball, Hardcore Pride. Trop peureux pour me lancer dans le piratage avec ses méthodes post-Napster, je préfèrerai jeter mon dévolu sur ce titre via ce clip YouTube, où Hoya Roc présente un jeu amusant: «Tu as une minute avant d’embarquer dans un avion et on te demande de décrire le hardcore.» Amusant. Enfin, chacun son plaisir…
Autre passion collégienne, le mélange unique et ad hoc de Karkwa. Si Les Tremblements s’immobilisent a porté le son unique de ma crise d’adolescence refoulée, Les Chemins de Verre aura cristallisé ma personnalité actuelle. Une affirmation qui n’est évidemment pas unique à ma situation d’ado dans la fin des années 2000.
De fait, si l’on joint ces deux points exposés ici, on remarquera que pour plusieurs, si «tu as une minute pour décrire une musique francophone québécoise avant de prendre l’avion», plutôt que de crier «AAAAAAH!» comme l’autre bassiste new-yorkais, la béquille de Karkwa reviendra, en part égale avec Malajube. Mais personne n’oserait pousser la cruauté à demander de décrire en quelques secondes la complexité des quatre albums de la formation menée par Cormier. Pis encore pour ce qui est du matériel de Julien Sagot, deuxième chanteur qui nous disait déjà à l’époque, de nous méfier du trafic d’organes généré par les piments africains chéris des rôtisseries portugaises.
Bleu Jane solidifie cette assise. Décrire le matériel de Sagot en une minute serait réalisable, mais nous ferait manquer une partie de la richesse de l’orchestration, des idées et des couleurs.
Troisième album solo pour le percussionniste-chanteur, Bleu Jane assemble encore à la fois des humeurs sensuelles et des traits inquiétants. Suave, mais désarçonnant.
À une échelle microscopique ou macroscopique, le conflit, la rencontre des univers se déploie sur la grande demi-heure de l’album. D’entrée de jeu, Les racines du ciel commence sur une pétarade de percussions, de cris indistincts et d’effets électroniques aux notes n’existant pas dans l’échelle tonale qui nous assaille avant de laisser place au murmure de crooner de Sagot, parfois accompagné d’un erhu. L’esthétique du dernier orgasme avant la fin du monde, du coït qui culmine en même temps que l’explosion nucléaire, vient se loger un peu partout. La Bleu Jane homonyme de l’album cherchera cette même sensualité, mais sera chargée d’un ostinato de piano qui, faute de devenir hypnotisant, se présente comme un serpent à sonnette qui pourrait charger à la nuque des amants à tout moment.
Microscopique ou macroscopique, dit-on. Parce que lorsque ce n’est pas au sein d’un même titre que les humeurs se croisent, c’est dans les enchaînements. Les sentiers de terre (on salue Les Chemins de Verre au passage) arrive comme un point de repos, au centre de l’album, où l’on croit être à l’abri des bombes, mais ce n’est que pour mieux retomber dans les ambiances quasiment guerrières des percussions et des pads électroniques de Vacille, qui éclate de toutes lumières du haut de ses deux minutes quarante-quelques. La paix semble même arriver avec le dernier titre, Fraises paradis, mais se termine si abruptement, après 44 secondes, que l’on se demande si l’album termine vraiment ainsi, si la paix l’emporte réellement sur le voyage à travers les sons et les espaces.
L’homme et la machine, la guerre et la paix, le créateur et le destructeur. Tout se croise et tout se transforme dans un album où la couleur (Bleu corail électrique, Bleu Jane, voire même Ombre portée) devient son propre personnage brahmane. Où la machine cohabite avec l’humain et où l’Homme, Sagot, murmure que la beauté existe encore même lorsque tout s’écroule.
Soyez des concitoyens honnêtes et respectueux. Ne demandez pas à quelqu’un de vous résumer Bleu Jane en une minute avant d’attraper un avion. Ce serait un jeu ô combien trop cruel.