Cher Martin Shkreli,
Dimanche dernier, c’était la St-Valentin, la fête de l’amour. Je me suis dit qu’en tant que personne déclarée par les médias en ligne comme «La personne la plus détestée des États-Unis», tu méritais une petite attention, même si elle est un petit peu en retard. Ce n’est pas qu’un élan du cœur altruiste de donner un peu d’affection à un cœur esseulé…
J’aime beaucoup ce que tu fais.
Au début, je te haïssais, comme tout le monde. Le rachat des droits du médicament Daraprim et la hausse astronomique de ses coûts m’ont dégoûté. Il m’aura fallu écouter ton entrevue à Vice pour qu’un questionnement s’installe. Et je crois que, enfin, j’ai découvert quelque chose de magnifique chez toi que les gens se refusent à voir.
Comprenons-nous bien, cependant. Je ne suis pas un maître ès finance appliquée ou un doctorant spécialiste en industrie pharmaceutique. Tes interventions sur la place des corporations dans le financement de la recherche médicale, doublées de ton désir de financer la campagne électorale de Bernie Sanders me donnent un doute légitime sur la sincérité de ta démarche. Je n’ai pas l’habitude de me laisser attendrir par des millionnaires et des investisseurs, mais je suis prêt à concéder que je ne comprends pas assez les intrications de ce genre de dossier pour avoir une opinion éclairée. Les médias américains peuvent très bien s’acharner sur toi parce que tu es un salopard ou parce que les mêmes corporations qui devraient mettre la main à la pâte sont celles qui financent les grands réseaux d’information et veulent défendre leurs intérêts. J’aime mieux ne pas m’en mêler.
Par contre, j’aime bien réfléchir sur la place de la musique comme art et comme pratique culturelle dans la société. Mon opinion s’arrêtera donc à ton positionnement face au Wu Tang Clan et à Kanye West, ce qui est venu valider mon impression de toi.
Chez Vice, lorsqu’on t’a demandé si, un jour, les gens allaient entendre le fameux album Once Upon A Time In Shaolin, l’album à copie unique de Wu Tang Clan, vendu à 2 millions de dollars dans son boîtier en argent pur, entendu uniquement par le producteur, RZA et toi-même, tu as dit que cela «dépendrait du Monde».
«Si les gens veulent l’entendre, si les gens apprécient Wu Tang pour ce que je crois que cela représente». Sinon, tu te vois aussi le briser en deux et le faire disparaître à jamais. C’est très étrange. Ça semble être de l’effronterie, mais il y a quelque chose d’autre. L’album traîne, comme ça, comme si de rien n’était, comme si ce n’était qu’un autre vulgaire gugusse qu’on peut acheter pour décorer.
Tout s’est clarifié avec Kanye. Tu as voulu acheter l’exclusivité de The Life of Pablo (ex-Waves, ex-SWISH, ex-So Help Me God) pour 10 millions, prétendant que d’un point de vue commercial, Yeezy ferait une bonne affaire. C’est ici que réside ton génie.
C’est que le mari de Kim a été très bruyant par rapport à son album qui encore aujourd’hui, au moment où j’écris ces lignes, est sorti, mais pas encore finalisé. «L’album d’une vie», qu’il disait. Mais les fans, voyant le nom changer, la liste des pièces changer, le nombre de collaborateurs augmenter, commençaient à s’impatienter. Au point que certains se demandaient s’il n’avait pas oublié de travailler sur sa musique, trop occupé à la mise en vente de sa ligne de vêtements. Bref, on se demandait si sa musique ne prenait pas plutôt la place d’une marchandise pour devenir aussi importante que son travail en mode.
Voyons ses propres mots, que, j’en suis sûr, tu connais déjà très bien.
Oui, Kanye, tu es un artiste. Mais ta volonté artistique devrait dépasser tout, non? Ton urgence de livrer la vérité devrait être ton impératif premier, non? Qu’importe la reconnaissance… du moins, je crois. Sauf que juste avant, il défend qu’il mérite d’office le Grammy de l’album de l’année l’an prochain et il affirme qu’il ne se présentera que si on lui promet le trophée. C’est similaire au discours d’un groupe qui dirait: «Nous vous proposons un album de musique, mais on ne le rend disponible que pour une somme d’un million de dollars et il vient dans un coffret nacré en argent». Par exemple.
West est venu valider que la ligne entre l’art (du moins SON art) et le commerce, est très mince.
Le mécénat est une chose, mais doit-on parler d’investissement dans un artiste comme on parle d’investir dans une compagnie? Le 21e siècle fait bien mal les choses, quand chaque artiste se doit de devenir sa «propre compagnie». (NDLR J’ai déjà parlé ailleurs de Lipovetsky. Tout ça n’est pas étranger à sa pensée non plus, de ce que j’en comprends).
Donc te voilà qui arrives et qui décides de jouer le jeu. Si un artiste peut prendre ses actions et en faire une activité marchande, le marchand peut prendre ses actions et en faire une activité artistique.
L’idée est simple: si tu te prétends artiste, ton art devrait passer avant tout. L’argument de la vente revient souvent dans ton discours, d’ailleurs. «Ghostface Killah est jaloux parce que Shaolin a été plus rentable que ses derniers albums solos». En effet, si Wu Tang ne voulait pas bêtement faire un coup de pub et une passe d’argent, pourquoi se mettre en colère si l’album revient entre tes mains? Si le groupe voulait que les gens écoutent l’album, il aurait pu, je ne sais pas, le rendre accessible au public? Non, l’idée n’est pas là, mais la colère règne parce que tu leur as mis en pleine face ce que leur acte pouvait aussi représenter.
La démarche se clarifie avec Kanye. La plupart des gens t’ont trouvé idiot, en disant que 10 millions, c’est une somme dérisoire pour quelqu’un de riche comme lui. Évidemment qu’elle était ridicule, mais s’il l’avait considérée, aurait-il pu encore se qualifier d’artiste ou devrait-il changer pour le titre d’entrepreneur culturel? Le reste, après, la perte des 15 millions de Bitcoins, c’est un autre dossier qui ne relève plus de la démarche.
On te hait pour ton arrogance. Je crois qu’il faut avoir beaucoup de culot pour présenter sa vision esthétique au monde et prétendre qu’elle est autant, sinon plus valide que les autres. En ce sens, tu n’es pas la figure artistique dont nous avons besoin, mais bien celle que l’on mérite.
Joyeuse St-Valentin en retard, Martin. J’espère que les gens vont te comprendre. À ce moment-là, je serai prêt à te célébrer d’une manière que seul toi sauras apprécier à sa juste valeur: une série de sacs réutilisables, histoire de monétiser une querelle artistique.
XOX