En août dernier, un ami me demandait ce que je pensais du dernier album de Jay-Z, Magna Carta Holy Grail. La question était bonne, surtout parce qu’il s’agissait d’un album que je n’avais pas encore écouté. Je ne l’ai d’ailleurs toujours pas écouté, mais parlons-en!

Pourquoi avais-je négligé de prêter l’oreille à un des plus grand nom de l’histoire du rap? Jay-Z étant Jay-Z, il ne pouvait pas s’agir que d’une petite omission anodine.

Il est évident que les nombreuses critiques ayant eu recours au jeu de mot assez primaire Magna Carta Holy Fail pour décrire l’album n’encourageait pas exactement à s’y attarder. À tout le moins, l’expression nous mettait en garde quant à la possibilité que l’écoute du dernier album de Jay-Z ne vienne déteindre sur nos meilleurs souvenirs, couleur Blueprint, de l’artiste.

Je doute fortement qu’un homme qui s’autoproclame divinité se soucie de mon intérêt. Cependant, si c’est le cas, cher Jay-Z, sache que ce n’est rien de personnel. Le prince de Brooklyn n’est pas la seule légende du rap à avoir été la cible de mon indifférence cette année.

Je n’ai pas su trouver non plus la motivation pour me pencher sur Marshall Mathers LP 2 de Eminem. Un album qui se veut, pourtant, à en croire le 2, la suite de ce que je n’hésiterais pas à considérer comme un des 10 meilleurs albums du 21e siècle.

Précision, quand je dis que je n’ai pas écouté ces deux albums, cela ne veut pas dire que je ne les ai pas entendu, du moins en partie. J’ai 22 ans, je sors dans les bars, je suis sur Facebook et je me promène sur plusieurs blogues de musique. J’ai été confronté aux différentes chansons, Holy Grail ou Berzerk, que je n’ai pas simplement cherché à rejeter avec véhémence.

Il faudrait donc que je sois vraiment de mauvaise foi si j’allais jusqu’à dire que le travail des deux artistes me laisse complètement apathique. Presque tout ce que j’ai entendu provenant des deux albums était très solide techniquement, au niveau du flow comme au niveau de la rime. On pourrait même, par moments, qualifier l’art des deux hommes comme étant la théorisation du rap dans sa forme la mieux appliquée.

Alors pourquoi est-ce que je m’entête à faire non de la tête, avant de leur tourner dos? Ne serais-je plus qu’un hipster associant la culture populaire à la tyrannie anonyme des institutions et cherchant à définir son identité personnelle dans un nihilisme passif se concrétisant dans la contemplation de l’œuvre des meilleurs baristas des cafés du Mile End?

Bien sûr que non! La preuve est que l’attente de 7 Days of Funk, le prochain album de Snoop Dog qui paraitra en décembre, me plonge dans ce que Rolland Barthe définirait comme un « tumulte d’angoisse suscité par l’attente de l’être aimé au grès de menus retard ». Un tumulte d’angoisse similaire a celui qui fit souffrir mon rédacteur en chef à l’approche de la sortie du dernier Arcade Fire.

Il s’agira du premier disque de Snoop entièrement produit par un seul homme depuis Dr. Dre et Doggystyle en 1993, mais c’est l’excellent Dam-Funk qui se chargera cette fois de la production. Mon attente s’articule certes autour d’un brin de nostalgie et les bases funk du prochain album ne marqueront pas en soi un réel changement de décor pour le rappeur de Long Beach.

Cela n’empêche toutefois pas que Snoop Dog a changé. Ce n’est plus l’homme qui rappait Murder was the Case aux Source Awards en 1995, alors qu’il attendait d’être jugé pour le meurtre de Phillip Woldermarian. L’artiste de 42 ans est encore capable de nous charmer, mais ce n’est plus par sa terrifiante nonchalance.

Pour comprendre pourquoi Jay-Z et Eminem échouent  là où Snoop Dogg réussit, nous devrons analyser les fondements de la société américaine.

La Magna Carta et la thèse du noyau central

Il existe aux États-Unis une véritable sacralisation des textes fondateurs que sont la Constitution américaine et la Déclaration d’Indépendance. Des textes puisant leurs influences autant de l’expérience coloniale américaine que dans des documents tel que la Magna Carta de 1215. Texte auquel Jay-Z fait évidemment référence dans le titre de son album.

Cette Grande Charte des libertés anglaise voulait limiter les pouvoirs du roi et garantir les libertés individuelles. Une idéologie qui a traversé l’Atlantique avec les premiers colons anglais.

Ainsi, lorsque les colons prirent les armes contre la Grande-Bretagne durant la Révolution américaine, ils ne se battaient pas pour obtenir une liberté nouvelle. Leur lutte était la volonté de préserver les droits et libertés hérités de la Magna Carta.

Elle est donc centrale à la conception initiale de l’identité américaine. Le Bill of Rights américain conservera d’ailleurs plusieurs clauses similaires à celle de la Magna Carta.

Si l’on revient maintenant en 2013, une des thèses les plus souvent évoquées pour définir la société américaine actuelle, est la thèse du noyau central. Celle-ci affirme que la vaste majorité de la population américaine partage un noyau central de valeurs et de croyances politiques énoncé dans la Constitution américaine, ainsi que dans la Déclaration d’Indépendance. Des valeurs et croyances se regroupant autour de trois grands axes : la liberté, l’individualisme et l’égalité.

Dans la conception américaine, la notion de liberté est intimement liée à l’idée que chacun doit être en mesure de mener à bien sa « recherche du bonheur ». La liberté est ainsi conçue en terme négatif, correspondant plutôt à l’absence de contrainte qu’à la liberté en elle-même. L’individu est donc seul capable de déterminer ce qui fait son bonheur et ce n’est certainement pas à l’État de lui dire ce qui est bon pour lui ou non. Finalement, l’égalité sous entend que tous doivent disposer des mêmes chances au départ, pour espérer réussir.

Le problème c’est qu’il est difficile de concevoir que cette définition de la société américaine soit toujours la meilleure possible. Comment percevoir la population américaine comme un regroupement d’individus idéologiquement homogène dès lors que l’on constate les nombreux clivages observables au sein de la société américaine, du moment que l’on s’arrête sur les dérapages du système, mis en place par la société américaine, notamment à Pine Ridge, Camden, Gary, Welch ou Immokalee.

Les valeurs et les croyances de la thèse du noyau central correspondent toujours à l’idée du rêve américain, mais ne correspondent plus à la réalité américaine. En continuant de s’inscrire dans cette idéologie et en faisant référence à la Magna Carta, Jay-Z semble complètement déconnecté du reste de la société. Une société qui est pourtant le berceau dans lequel le rap a grandi et devrait continuer de grandir.

Il est vrai que Jay-Z est toutefois une des représentations vivantes les plus concrètes de la réussite du rêve américain. S’il espère toujours devenir milliardaire, comme il le clame sur son dernier disque, sa recherche du bonheur est tout de même déjà essentiellement achevée.

Dans ces œuvres les plus récentes, Jay-Z ne cherche plus le bonheur, il se complait à l’intérieur de celui-ci, à l’intérieur d’un individualisme matériel. Une complaisance déconnectée de la réalité, qui est incapable de se transmettre au public, aucune émotion, aucun fun.

Eminem se trouve dans une situation similaire. Les deux rappeurs sont extrêmement talentueux et seront fort probablement parmi les meilleurs vendeurs de 2013, mais leurs musiques n’arrivent plus à saisir l’auditoire, elle ne transmet plus aucune joie et faillit exactement là ou elle réussissait dans le passé.

C’est tout le contraire de Killer Mike ou Snoop Dog qui semble, malgré l’âge, malgré la paternité et malgré le succès continuer de nous interpeler et j’ai du fun à les écouter et surtout du fun à écouter Faden Away, premier extrait de 7 Days of Funk, en attendant la sortie de l’album.

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